La renégate
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Lorsqu’elles se penchèrent sur mon berceau, les fées — métaphoriques — ne confondirent pas neurones et pâté de foie. Car ça turbine sous mon casque, malgré la fatigue, les coups et les déconvenues.
Pourquoi vous bonis-je ça ? Parce que je sonne place de la Contrescarpe, à l’adresse de la fée, la seule qui ne participait pas au conclave de Boulogne. La bosse a mentionné cette renégate dans le bureau de Carolac. Aiguillé par le bon sens qui me caractérise, je me dis qu’une fée est la plus indiquée pour soigner une autre fée.
Sauf que je poireaute sous la flotte qui dégringole des cieux ténébreux depuis quinze bonnes minutes. Elle douche mes espoirs.
Demie-Lune, le poil dégoulinant, tremble de tous ses muscles à mes côtés.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
Je tambourine à la porte comme un rescapé en demande d’asile. C’est bien ma veine que la fade soit partie en goguette ! Je me vois mal débarquer aux urgences avec un être dont les docs ne comprendront pas la constitution. La bosse m’a prévenu : aucun médecin ne doit les ausculter. Ça soulèverait des questions délicates à étouffer, y compris avec de l’artiche ou des menaces.
Une lumière illumine l’étage, un rideau se soulève et la fenêtre s’entrouvre. Enfin !
— Partez ou j’appelle la police ! crache une voix.
— Vous n’avez aucune envie qu’elle fourre le nez dans vos affaires, si ?
L’hypothèse fait mouche, ça hésite là-haut… Un minois que je distingue à peine se penche et aperçoit mon fardeau, dont la tête dépasse du manteau que j’utilise pour la protéger de cette carne de pluie.
— Ma sœur !
Elle claque le battant et rentre dans la baraque.
— Ça va le faire, assuré-je à Demie-Lune.
De fait, la porte s’ouvre devant nous et une fadette, la face aussi ridée que celle de la bosse, sanglée dans une robe de chambre rose à poil long, se dresse devant nous de tout son mètre quarante. Ses fouilleurs montent à ma hure, descendent sur Demie-Lune et rebondissent vers la Vieille renversée dans mes paluches comme la Pietà de Michel-Ange.
Alors elle se fige, hésitante.
Elles sont marrantes, les fades. Nous autres humains, souvent nous taillons en pièces, mais si un blessé toque à notre porte, nous offrons notre secours. Les pensées des fadettes, elles, ne descendent jamais vers le cœur. Y aurait-il un lien avec son statut de renégate ? La question me démange, d’autant que j’ignore ce que cette appellation recouvre.
D’après ce que j’en vois dans le couloir, sa bicoque ressemble plus à une serre tropicale qu’à un pavillon : des fougères et des plantes grimpantes remplissent l’espace visible, y compris au sol. Les fades chérissent leurs liens avec les forces du vivant jusque dans leurs turnes, on dirait.
Sur le vide-poche, j’aperçois des cacahuètes. Et un éclair de génie traverse mon noble cortex :
— Vous n’auriez pas égaré un stock de noix de cajou, récemment ?
Magie : sa physionomie change. De soupçonneuse, elle devient craintive. Elle sait que je sais. Sachant que nous savons, elle nous invite à entrer d’un quart de tour sur elle-même.
Et nous quittons l’humidité de la nuit.
Le salon est une clairière d’intérieur puisque le sol est en herbe. Du lierre grimpe sur les pieds des meubles et recouvre les murs, que piquettent des fleurs blanches. Je dépose la bosse sur le canap' comme je le ferais d’une mine antipersonnel non désamorcée.
— Pouvez-vous quelque chose pour elle ?
La Renégate secoue la tête et une lueur farouche traverse son regard vif comme le feu.
— Je n’ai pas le droit de la toucher. Ça se saura.
— Mieux vaut-il qu’elle meure ?
— La connaissant, elle aimerait mieux ça plutôt que d’être souillée.
Je m’avance, menaçant.
— Et si je vous force ?
Je réfléchis à toute turbine à comment pousser mon avantage des noix de cajou. D’une chose l’autre : soit elle a vendu un stock vénéneux, soit elle se l’est fait chiper. J’oublie une troisième hypothèse : elle a donné la recette. Non, sans quoi elle n’aurait pas tressailli à leur évocation. Dans un cas comme dans l’autre, elle sait que j’ai remonté la piste et que ça peut finir marron pour elle.
— Si je la touche, jamais elle ne pourra retourner dans l’Outre-Monde. Si elle est en Kîma, c’est qu’elle s’est fait chasser, comme nous toutes, mais avec son œuvre de… surveillance, elle a encore une chance d’y retourner.
Ces informations cheminent jusqu’à mon cortex fatigué, mais dopé à l’adrénaline. J’en apprends de belles ce soir ! Quel fait d’armes a mérité le bannissement à la Vieille, cette cachottière ? La question me brûle les lippes, mais l’expérience m’incite à poursuivre une issue prioritaire : rétablir la bosse. Dois-je la sauver et la condamner à rester ici ou la laisser périr, ce qui revient à la condamner à respirer chez les ombres ?
Baste ! Quand on vit, on a toujours une chance de poursuivre ses rêves, n’est-ce pas ?
— Je tiens à elle, j’ai besoin d’elle, déclaré-je.
— C’est mignon. Mais c’est ma sœur, elle m’en voudrait à mort.
Les fées, je vous jure ! Plus têtues, vous ne trouverez pas.
— C’est bien ce qu’elle risque ! Et d’ailleurs vous êtes toutes sœurs, vous êtes drôles.
— Non, fait-elle en secouant la tête, c’est la fille de ma mère.
Alors là, j’en tombe sur le fauteuil. La bosse ne m’avait jamais parlé de ça. En même temps, c’est ma chef. C’est elle qui décide des sujets à l’ordre du jour.
— Vous savez que vous avez déclenché une guerre des gangs avec vos noix empoisonnées ? contre attaqué-je. Les phasmes ont décimé le conclave. La V… celle-ci est la seule survivante.
La nouvelle l’accable comme moi l’effondrement du Bitcoin. Après tout, c’est une renégate. J’ignore son passé et les coups bas que les fades peuvent s’asséner, je cherche un levier pour sauver celle qui autrefois m’a sauvé.
Demie-Lune, qui se chauffait les noix — métaphoriques — au feu de cheminée, intervient :
— Si vous la sauvez, nous oublions les cajous. Quand d’autres fades arriveront, car il y en aura, elles ignoreront votre rôle dans cette histoire.
Elle ne nie pas, donc elle mouille dans l’affaire jusqu’aux narines. En d’autres circonstances, je l’aurais fait plonger, mais…
— Vous aurez toujours ce moyen de pression sur moi, remarque-t-elle.
La réflexion est engagée, nous progressons.
— Parole de dogue, lance le beagle.
Ça a l’air de la convaincre puisqu’elle hoche la tête. Elle ouvre un coffret et en tire des onguents qu’elle applique sur le corps de la bosse. Par pudeur, je détourne le regard. J’en profite pour pêcher des informations :
— Vous, les fées, connaissez la nécromancie.
— Un peu…
— Je veux dire, vous pouvez réduire un corps humain et le faire rentrer dans une boule de sept centimètres de diamètre ?
Elle maugrée tout bas, puis lâche :
— Non, c’est un truc de démon.
— De succube ? demande Demie-Lune d’une voix flûtée.
Je souris. Il se met à l’enquête, le dogue !
La renégate branle du chef.
— Combien en avez-vous vu ? demandé-je.
— Trois, dit-elle. Mais elles m’ont menacée avec leurs bêtes !
Donc ce sont les succubes qui ont expédié Carolac faire le précieux chez Pluton. Nous progressons (je me répète, ça m’encourage). Carolac qui traficotait…
— Qu’est-ce que le trafic de rêve des phasmes ?
Tout en touillant dans un pot verdâtre, la fade nous distille des renseignements : les elfes ne dorment pas. Jamais. Au milieu des années deux mille, ils ont élaboré le procédé des rêves de synthèse pour pouvoir, eux aussi, goûter aux joies des aventures immobiles sans queue ni tête… Ce faisant, ils se sont rendu compte qu’ils ne parvenaient à produire que des songes de luxure, allez savoir pourquoi. Assez vite, ils ont identifié l’intérêt d’exploiter les appétits des hommes et des femmes — car il y a aussi des coquines, faut pas croire — pour mieux les tenir en main.
Entendre parler de rêves salaces me réveille un souvenir morose, celui de ma déplorable et spectaculaire impuissance.
— Mettons, spéculé-je à haute voix, qu’un homme perde sa libido. Est-ce que cette espèce d’opium des rêves pourrait la faire revenir ?
La fade me regarde en plissant les prunes, et un vilain sourire s’étire sur ses lèvres bleues.
— Je vous conseille plutôt de consulter un psychologue, mon chéri. Je me ferais une joie d’entamer une thérapie avec vous.
— Sans façon. C’était pour un ami… Vous n’auriez pas un remontant ?
Elle me désigne une bouteille rouge dans un Minibar. J’ôte le bouchon et colle le tarin sur le goulot. Ça sent la térébenthine.
— Je vais pas m’expédier ça dans l’œsophage, quand même. Vous voulez que je prenne feu ?
Elle ricane et m’assure que ça ne peut me faire que du bien.
Me tend-elle un piège ?
Non, je ne suis pas si menaçant que ça. Je prends mon parti et pompe une rasade maison. C’est un liquide sucré qui me coule dans la gorge, me chauffe la poitrine, me revigore. Je me sens léger, l’esprit limpide, reposé, détendu, conquérant.
— Pas mal, votre jus.
— Des plantes…
— Balancez la recette, je les cultiverai sur mon balcon.
Et mon cervelet reprend du service comme s’il s’était mis en dérivation sur une série de copains normaliens : les elfes se sont fait bourrer le mou par les succubes qui cherchaient à obtenir quelque chose de Carolac. Pas Napoléon, qui n’était qu’un potentiel signal d’alarme. L’arme des druides, alors ? Oui. Le motif m’échappe, mais le raisonnement se tient. Pourquoi avoir ranimé la guerre des gangs, dans ce cas ? Pour éliminer deux adversaires d’un coup parce qu’elles aiment mettre le feu au monde ou…
Je me dresse sur mon séant comme si j’étais assis sur une chaise électrique. Les connexions s’opèrent : elles voulaient s’occuper des druides pendant que tout ce petit monde se tapait sur la tronche !
Tenez toujours divisés les méchants. Voilà que ma matière grise sort La Fontaine des cartons !
Et cette histoire de cercueil mentionnée par Nicolaï ?
Mais bien sûr ! Il prétendait se rendre à un enterrement quand nous l’avons rencontré…
— Au Père-Lachaise ! crié-je comme un demeuré.
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